L'HOMME SIMPLIFIE : Une critique de Charles Darwin.


1) Quel est le sujet de l'ouvrage ?


Toute critique à l'encontre de Charles Darwin doit préciser la nature de ses reproches. Il existe en effet trois approches possibles qu'il nous faut distinguer pour ne pas les confondre. Une première s'interroge afin de savoir si la théorie de l'évolution est plus cohérente que celle créationniste. Inutile de tergiverser : l'auteur de ces lignes est évolutionniste et ne s'interroge absolument pas sur la pensée des créationnistes. Ce débat n'est pas l'objet du livre et de sa critique. Croire qu'une critique de Darwin vise nécessairement sa théorie de l'évolution serait tout simplement erroné. Une seconde se demande au contraire si Charles Darwin a correctement pensé l'évolution (la sélection naturelle, la sélection sexuelle et les mutations suffisent-elles pour penser l'émergence de la vie et les transformations des espèces ?). Ce sont ces questions que les oeuvres de Jean Staune ou même de Stephen Jay Gould abordent. On peut être évolutionniste sans accepter les mécanismes proposés par Darwin pour expliquer l'évolution. Notre livre n'aborde cependant aucunement de tels questionnements (sauf exception). Une dernière enfin explique la raison d'être proprement dire de notre ouvrage : l'image de l'homme que se propose de naturaliser Darwin est-elle pertinente ? Peut-on se satisfaire des définitions données par Darwin aux mots tels que : Raison, Société, Morale, Tradition, Esprit, Milieu ? Peut-on encore se satisfaire des concepts tels que : survie, intérêt, adaptation pour comprendre l'être humain ? Est-il exact qu'il n'existe que des différences de degré entre les êtres vivants ? Ce sont ces questionnements, et eux seuls, qui sont à l'origine de notre ouvrage. Critiquer de tels postulats et de telles définitions nous permet en retour de fragiliser et de nuancer les positions biologiques contemporaines. Dès l'instant où on ne s'accorde pas sur les définitions proposées par Darwin, ses modèles biologiques nous semblent inutiles.




2) Quelle est l'approche méthodologique au coeur de cet ouvrage ?


Dans un ouvrage remarquable, Georges Gusdorf a montré que presque tous les philosophes universitaires du 19ème siècle ont ignoré les grandes découvertes scientifiques de leur époque (le principe de la thermodynamique, la naissance de la médecine expérimentale, les travaux de Pasteur, l'électromagnétisme de Maxwell, les travaux de Darwin, etc.) parce qu'ils se sont enfermés dans la métaphysique et l' "entre-glose" que dénonçait déjà Montaigne. L'Université française est en effet l'héritière d'une tradition métaphysique et idéaliste (celle de Victor Cousin qui détestait, du reste, les Idéologues - ceux ainsi nommés réunissaient Savants et Philosophes dont l'objectif a été de penser intégralement l'être humain en s'appuyant sur l'histoire, la philologie ainsi que la biologie). Un tel rejet de la pensée interdisciplinaire en dit long sur le monde académique. Il faut lire à ce sujet le livre terrifiant de Pierre Thuillier - "Socrate fonctionnaire" - qui cite de nombreux discours et de nombreux échanges épistolaires entre universitaires au 19ème, lesquels vouent une terrible haine à la recherche interdisciplinaire et évitent, tout simplement, les autres disciplines qui remettent en cause leurs hypothèses idéalistes et spiritualistes. Le 20ème siècle n'est pas épargné. Notre ouvrage renoue avec cette pensée interdisciplinaire où le travail collectif est un noble idéal : biologie, linguistique, éthologie, primatologie, anthropologie et philosophie sont dans notre ouvrage inséparables. Le lecteur rencontrera aussi bien au cours de sa lecture : Konrad Lorenz, Premack, Marc Hauser, Castoriadis, Pierre Janet, Georges Devereux, Auguste Comte, Darwin, Patrick Tort, Roger Chambon, Nietzsche, Gabriel Tarde ainsi que Georges Gusdorf, Paul Ricoeur et quelques autres.






3) Quelles sont les thèses au coeur de ce livre ?



Il est impossible de résumer toutes les hypothèses, pourtant complémentaires, qui forment l'armature de cet ouvrage. On peut néanmoins allécher le lecteur en donnant quelques exemples :


Les sociétés sont typiquement humaines. Il n'existe pas de sociétés animales mais des groupes de babouins, des bandes de singes ou d'éléphants. Une société n'est selon nous possible que moyennant différentes conditions complémentaires : tout d'abord, un système symbolique des âges de la vie (ce que signifient : être jeune, être adulte, être vieux) est nécessaire en plus du système de parenté ; ensuite, une théorie de l'esprit particulière est tout autant nécessaire puisque des individus doivent être des interlocuteurs (les agents sont des porte-paroles, des intermédiaires ou des relais dans le temps et l'espace. Ils peuvent dire, répéter ou transmettre les paroles de tierces personnes. Ils peuvent représenter quelqu'un d'autre. Il faut pouvoir parler au nom d'un autre, sur l'autre, ou bien pouvoir parler à un autre de quelqu'un. Ce qui est impossible chez les autres espèces). Une telle théorie de l'esprit engendre une toute nouvelle manière d'exister pour les humains ; il faut encore, pour parler comme Castoriadis, un ensemble d'idéalités (une société "tout court" n'existe pas : il n'existe que des sociétés animistes, totémiques, monarchiques, matérialistes, socialistes, capitalistes. Mais une société tout court est introuvable.). Or, chez les babouins, les chimpanzés, les choucas, les dauphins, il n'existe que des innovations comportementales, non des idéalités organisant leurs perceptions et leur vivre-ensemble (ajoutons également que certaines parties de notre ouvrage critiquent la notion de "traditions" appliquée aux autres espèces : les éthologistes confondent coutumes et traditions, ce que E. Sapir avait bien distingué) ; d'autres conditions sont encore nécessaires bien que nous laissions au lecteur le soin de les découvrir lors de sa lecture.


Il existe une condition humaine (et pas seulement une nature humaine). Notre condition se définit par un ensemble de situations universelles qui nous obligent à répondre aux problèmes qu'elles nous imposent. Ce que Karl Jaspers a appelé des "situations-limites" dont nous reprenons le concept en en étendant la portée explicative. Ces problèmes s'imposent du fait de notre immersion dans une collectivité et non en raison de notre nature biologique. Par exemple, lorsque les êtres humains ont conscience qu'il existe d'autres individus, le problème de la propriété (et non du territoire) s'impose à eux. Ils doivent ainsi savoir ce qui peut être public ou privé, ce qui peut se partager ou non, et pourquoi (Aristote). Le problème du pouvoir s'impose également à eux : les sujets doivent se poser la question de savoir qui peut commander, combien de personnes peuvent se partager le pouvoir, pourquoi, pour combien de temps, etc. (Maurice Godelier). Le problème de la compréhension s'impose également à eux : apprendre une langue conventionnelle fait que le malentendu, l'incompréhension et les confusions sont inévitables. Les individus doivent alors chercher à bien communiquer, et doivent également chercher à se faire comprendre puisqu'ils ne disposent pas d'un code naturel et inné (V. Jankélévitch). De nombreuses autres situations répertoriées dans notre ouvrage définissent une condition spécifiquement humaine.


L'être humain a conscience de la mortalité. Il n'a pas conscience qu'il va mourir mais qu'il doit mourir (subtile nuance perçue par Hans Jonas). Du même coup, il a conscience du fait que toute existence est périssable (lui, aussi bien que ses animaux domestiques et les espèces sauvages). Il a en outre conscience de sa naissance, et par conséquent de son passage allant de sa naissance à sa mort. Il a donc à la fois une représentation de lui-même comme être doté d'un âge (ce que le mythe du Sphinx rappelle) et l'intuition d'une vie entière à vivre (intuition absente même chez les bonobos et les chimpanzés, comme le rappelle superbement Nancy Huston et même, bien avant elle : John Locke !). Si les êtres vivants ont des émotions dans des situations actuelles (par exemple, l'espoir, la peur et la crainte - que Descartes leur attribuait déjà dans une lettre adressée à Morus), force est de constater que les êtres humains ont des émotions et des passions à l'égard de leur vie entière (peur de vieillir, regret de ne pas avoir entrepris telle chose, nostalgie de la jeunesse).


Il existe un propre de l'homme contrairement aux critiques contemporaines : il s'agit d'inventer ou de posséder des conceptions. Notre ouvrage entreprend la définition rigoureuse de ce terme clef pour comprendre toute son extension afin de circonscrire le champ qu'elle recouvre dans l'histoire humaine. Les premières conséquences de telles remarques sont visibles : L'homme n'existe en société que parce qu'il invente des conceptions de la société : capitaliste, monarchique, totémique, analogique, matérialiste ou positiviste (etc.) ; l'homme n'a conscience du temps que parce qu'il en a au préalable inventé une conception : temps linéaire (de gauche à droite ou inversement) ; temps cyclique ; temps progressif ; temps de la décadence ou de la chute (etc.) ; l'homme n'est artiste que parce qu'au préalable il invente des conceptions de l'art (recherche du beau, du vrai ou de l'insolite ; parce qu'il pense ses rapports complémentaires ou conflictuels avec le religieux ou le politique dont il invente également les définitions) ; l'homme peut ainsi inventer des conceptions sur n'importe quel thème : la sexualité, les couleurs (considérer que le bleu est une couleur froide comme l'imaginait Kandinsky ou au contraire que c'est une couleur chaude comme le supposait le Moyen-Âge), l'espace, le mensonge, le rire, les âges de la vie, le cosmos, la masculinité, la mort, la nature, la vie, l'âme et le corps (etc.). On ne trouvera donc jamais une société "tout court" chez l'être humain, ni une conscience temporelle "tout court", pas plus qu'une prescience de la mort "tout court". Tous les termes sont conçus "d'une certaine manière" par rapport à "d'autres manières" complémentaires, rivales ou concurrentes. Aucune autre espèce ne possède une telle aptitude (pas même les chimpanzés à qui on apprend l'Ameslan). Nous montrons alors les conséquences de cette individuation marginale pour repenser la place de l'homme dans la nature et sa situation par rapport aux autres êtres vivants.


L'être humain n'est pas un être vivant qui fuit la douleur et qui recherche le plaisir. C'est un être qui recherche d'abord et avant tout du sens, comme l'a montré la logothérapie de Viktor Frankl : qu'il s'agisse du sens terrestre (ma vie a-t-elle un sens ?) ou cosmique (la vie a-t-elle un sens?). Le fait de trouver ou de construire du sens procure un plaisir durable qui le maintient et le fonde. Comme nous espérons l'avoir montré, parler et penser, c'est avoir conscience du sens, du non-sens et du contre-sens. Rechercher du sens, fuir le non-sens et se faire comprendre pour éviter les contre-sens sur nos pensées et nos actions, telles sont les contraintes collectives et mentales sans lesquelles nous ne pouvons comprendre l'humain. Dès lors, douleurs et souffrances peuvent avoir un sens, et certains plaisirs peuvent n'en avoir aucun. Cette conscience du "sens" engendre une multiplication des différents niveaux de la signification : sens littéral, sens figuré, sens allégorique, moral ou philosophique (comme on le voit dans les langues : qu'il s'agisse de l'hébreu, du tibétain...). Raisons pour lesquelles il est rare de trouver des êtres humains sans fables, paraboles, mythes, poèmes, textes sacrés, langages codés ou contes (...)


Cet ouvrage propose également une autre approche des phénomènes perceptifs. Le lexique biologique (milieu, environnement, niche écologique) ainsi que l'approche connexionniste de la vision qui considère que la perception est exclusivement celle des formes environnantes (maison, table, soleil, arbre, cendrier) ne permettent pas d'aborder correctement la perception humaine. Il faut substituer à toute approche qui se focalise sur l'espace perceptif, une philosophie qui porte sur les lieux ; et substituer également à une théorie qui se propose de penser le temps, une autre théorie qui envisage plutôt de penser les rythmes des lieux. Voir, ce n'est pas regarder et observer des objets qui sont dans un monde ou qui sont entreposés dans un espace, c'est découvrir des lieux qui ont leur historicité, leurs rythmes et leurs ambiances. Aussi, percevoir pour l'homme, c'est découvrir la tristesse et la monotonie d'un lieu campagnard, c'est entrer dans la solennité d'un lieu religieux, découvrir un jardin apaisant et serein, découvrir un intérieur stylé, une ruelle lugubre, une ville angoissante au rythme agressif, c'est découvrir la solitude d'une morne chambre, percevoir un beau paysage hospitalier (etc.). Ce qui implique de modifier les définitions du vocabulaire propre aux théories de la connaissance (ce que sont des sensations et des représentations). Aussi étonnant que cela puisse paraître, rares sont les traités sur la perception à aborder ainsi la vision humaine (rien dans les deux tomes ennuyeux de Jacques Bouveresse consacrés à ce sujet, dans les ouvrages de la phénoménologie matérielle de Michel Henry, dans les traités cognitivistes actuels obsédés par le prédicatif et l'antéprédicatif). Certaines remarques isolées chez Bergson, Hume, Merleau-Ponty, Tim Ingold ou Buytendijk nous ont permis de proposer les prolégomènes à une autre philosophie de la perception.