EXTRAITS - L'HOMME SIMPLIFIE

"Darwin ignore le fait que l’aide aux plus défavorisés suppose une conception du malheur, de l’injustice, de la responsabilité ou de la malchance. En effet, si on considère que les malheurs d’une personne relèvent uniquement d’elle-même (et non des circonstances externes ou sociales qui créent des conditions néfastes) ; si on suppose encore que le sort des plus défavorisés s’explique en raison de ce qu’ils font plutôt qu’en raison des événements qu’ils subissent – alors cette représentation personnelle ou collective suffit à fragiliser la solidarité puisque les inégalités seront considérées comme justes. Si une société estime que les pauvres le sont à cause d’eux-mêmes, ou que notre santé est de notre responsabilité, alors la solidarité entre membres se trouve amoindrie. C’est tout un ensemble (représentations du malheur, de la malchance et de la responsabilité) qui peut rendre compte de la solidarité, et non la simple opposition à la lutte pour l’existence pour qui constate la présence de personnes dépendantes ou défavorisées."


L'homme simplifié, 2020, p. 258.


"L’être humain ne peut avoir conscience de la mort (sa fin) que s’il possède en retour une conscience de sa naissance (son début). Entre son origine et sa destination existe un trajet dont la représentation correspond à son espérance de vie. Mais ce cheminement est temporel et l’être humain a l’intuition de sa transformation existentielle. La temporalité est une temporalisation qui le fait grandir, le fait devenir adulte ou vieux. Le temps n’est donc pas la simple succession où la conscience garde en mémoire le passé sous forme de rétention et anticipe de futurs événements. La notion d’âge s’inscrit ainsi dans un réseau lexical : mort, naissance, longévité, temporalité et transformation de soi dans la durée – dont on imagine difficilement la séparation puisque leur compréhension est logiquement solidaire [...] . Les autres espèces connaissent plutôt des émotions à l’égard de leur situation actuelle (peur, crainte, espoir), mais non par rapport à leur vie entière dont elles auraient une intuition (peur de vieillir, tristesse de voir le temps passer, regret de ne pas avoir fait telle chose…)."


L'homme simplifié, 2020, pp. 109-110.

"Malgré l'insuffisance de sa théorie pour expliquer l'émergence de la morale, Darwin donne à son lecteur une tout autre image de l'histoire de l'homme : d'un côté en effet, sa survie n'est pas liée à l'émergence de la morale, mais à l'invention d'une discipline autoritaire et militaire qui permet de renforcer la cohésion interne, et ce, grâce à l'opinion publique, le langage et le discours vantant le sacrifice. D'un autre côté, son histoire se construit à partir des liens problématiques entre passion et raison. Mais ce conflit entre les passions qui utilisent la raison, et la rationalité qui les justifie aveuglément ou qui cherche à s'en affranchir, n'est-ce pas la condition de l'homme que la tradition philosophique a voulu penser - comme le remarque Michel Meyer dans Le philosophe et les passions ? Une telle hypothèse modifie du même coup le schéma de l'émergence morale : car la moralité n'a-t-elle pas aussi pour but de dénoncer des idéaux camouflant des passions qui aveuglent ? S'il nous faut faire le Bien et le rechercher, n'est-ce pas parce que le Mal sait revêtir l'aspect du Bien ? Les ennemis ne sont plus seulement les égoïstes solitaires, mais les passionnés enflammés qui s'assemblent, se ressemblent et se rassemblent."


L'homme simplifié, 2020, pp. 255-266.

"Les êtres humains qui apprennent une langue conventionnelle sont confrontés au problème de la bonne compréhension qui exige que chacun s’assure de l’interprétation correcte des gestes et des discours : Vladimir Jankélévitch rappelle en ce sens que le malentendu est un problème spécifique aux communications humaines et inexistant chez les autres espèces (l’enseignant espère se faire comprendre de l’élève, le traducteur retranscrire fidèlement telle langue, le couple lever ses quiproquos, l’individu corriger l’erreur d’interprétation pressentie chez son auditeur, le commentateur correctement interpréter son auteur, etc.). L’exigence d’une bonne compréhension devient une situation-limite imposée à des êtres dont la langue conventionnelle rend possibles l’ambiguïté, la confusion et l’incompréhension : le sens des mots et les intentions sont constamment source de malentendus. S’exprimer pour l’homme, c’est donc toujours, et nécessairement, chercher à bien communiquer"


L'homme simplifié, 2020, pp. 32-33

"nous nous soucions de la pertinence de nos comportements, de nos traditions et de nos institutions. D’où la nécessité de considérer les opérations intellectuelles que mobilise l’être humain lorsqu’il cherche à justifier, légitimer, expliquer ou fonder ses idées. On ne justifie pas, on ne légitime pas pour s’adapter ou survivre, mais bien pour construire de la signification qui ne répond pas au seul problème de l’adaptation. Au final, le drame de l’être humain est qu’il lui faut respecter deux exigences qui ne sont ni complémentaires ni opposées, mais différentes : adaptation et signification. Aucune de ces exigences ne conditionne l’autre. L’homme ne cherche pas à construire du sens pour répondre à un problème adaptatif, mais il ne peut non plus totalement se désintéresser des exigences vitales. Cette tension engendre le tragique de l’existence : car on peut vouloir survivre dans un monde à condition qu’il possède un sens, mais on n’invente pas de la signification en vue de s’adapter."


L'homme simplifié, 2020, p. 171

"Si l’éléphant possède un organe unique qui manque à toute autre espèce, force est de constater qu’il l’utilise pourtant afin de faire ce que d’autres espèces font tout aussi bien avec leurs propres organes : communiquer ou configurer leur champ perceptif. Si l’échassier a un corps original par rapport au papillon qui lui-même est original par rapport à l’araignée, force est de remarquer qu’ils font avec leur corps et leur pensée des choses similaires : se déplacer, chasser, habiter, attaquer, constituer un territoire ou l’occuper, l’utiliser pour se reproduire. Si une espèce est capable de s’orienter dans l’environnement, elle utilise ses propres habiletés : que certains insectes, rongeurs ou oiseaux établissent des relations géométriques entre repères visuels ; que certains mammifères marins utilisent plutôt les propriétés magnétiques de la Terre afin d’explorer leur environnement ; que des primates exploitent leurs capacités de mémorisation exceptionnelle – tous savent s’orienter intelligemment avec leur propre équipement cognitif et sensoriel. Mais tous font la même chose différemment. Toutefois, notre aptitude à concevoir nous permet de faire ce qu’aucune autre espèce ne peut reproduire autrement. Si l’éléphant a une trompe unique pour communiquer, manipuler des objets ou configurer sa perception – l’être humain communique à son tour, manipule et configure sa perception avec sa station verticale, ses bras libérés du sol et son larynx. Mais aucun animal ne peut reproduire à sa manière ce que l’être humain sait faire avec sa seule et unique façon de faire : posséder des points de vue grâce auxquels construire son individuation affective, comportementale, cognitive et sociale."


L'homme simplifié, 2020, p. 65.

"Le psychologue Barry Schwartz considère en effet que l’adaptation doit s’appliquer au rapport à soi-même et pas seulement à notre relation au monde : nous pouvons en effet nous adapter à nos propres émotions et sentiments, ce qui atténue notre sensibilité et provoque une perturbation puisque nous ne retrouvons plus la qualité et l’intensité de nos états affectifs : « En raison de l’adaptation, l’enthousiasme lié aux expériences positives faiblit […] Les chercheurs connaissent bien le processus d’adaptation et l’étudient depuis de nombreuses années. Mais la plupart s’attachent surtout à l’adaptation des perceptions ». On peut ainsi parler de notre adaptation à l’amour, au plaisir – ce qui conduit graduellement à les affaiblir en raison de notre progressive et inconsciente habituation. Ce raisonnement est une variante de la fameuse fable de la grenouille dans la casserole : si l’eau dans laquelle est plongée la grenouille se met à bouillir trop rapidement, le changement violent de température devient un signal qui facilite sa fuite afin d’assurer sa survie. Si au contraire la transition entre les températures est lente et graduelle, la grenouille finit par périr en raison de sa capacité même à s’acclimater : son adaptation lui est fatale. Très étrangement, et paradoxalement, l’adaptation peut devenir pour l’être humain un facteur de désadaptation à lui-même. L’adaptation ne supplée plus à la désadaptation environnementale, elle entraîne une désadaptation dans le rapport à soi. Toute la question stimulante étant de savoir si le concept de sagesse n’est pas le signe indirect de l’insuffisance de cette seule notion biologique. Si la sagesse est une forme de souci de soi, ce dernier semble différent de la préoccupation qui a pour objet la préservation biologique. Au contraire, la sagesse naît du constat de l’imperfection de notre nature qui produit malheurs, déceptions, démesure et souffrances ; elle naît d’une réflexivité sur soi qui montre que l’homme doit apprendre à conduire sa vie du fait d’une nature rétive ou imparfaite."


L'homme simplifié, 2020, pp. 186-187.